De la rue Ledru-Rollin à celle du Docteur-Godard ou à la place Carnot, il n'est question que du... nouveau plan de circulation. Voilà bien ce qui semble préoccuper, en ce jour ensoleillé de printemps, les quelque 6 400 habitants de Mamers. Nichée entre les forêts de Bellême et de Perseigne, à 40 kilomètres au nord du Mans, la cité de la Confrérie des chevaliers des rillettes sarthoises, comme l'aurait présentée un Lucien Jeunesse de passage, est dans tous ses états. Jusqu'au chroniqueur du Maine libre, qui n'hésite pas à parler de semaine cruciale». Pour un peu, la petite sous- préfecture, fief de Joseph Caillaux - le promoteur de l'impôt sur le revenu - en oublierait presque son problème numéro un Moulinex. Il y a moins d'un an, en effet, le 18 juin 1996, ses habitants, stupéfaits, apprenaient par la radio la fermeture de l'usine» et la suppression de ses 411 emplois. De mémoire de Mamertin, depuis l'inondation meurtrière de la Dive, en 1904, jamais la population n'avait connu pareil choc. Un véritable coup de massue asséné par Pierre Blayau, le nouveau patron restructureur» du groupe d'électroménager. Depuis, la tension est retombée. Mais, onze mois après cet appel du 18 juin», dix semaines avant la fermeture définitive de l'établissement, le 11 juillet, le malaise est profond. Offre limitée. 2 mois pour 1€ sans engagement L'inquiétude est là», confie le père Marie-Thomas, l'un des quatre moines installés dans le presbytère de l'église Notre-Dame - les p'tits gris», comme on les surnomme en ville, en référence à la couleur de leur soutane. Le prêtre sait de quoi il parle avant d'être muté à Mamers, il a vécu à Brignoles, dans le Var, le déclin des mines de bauxite. Seule différence ici, dans cette région rurale, on a la révolte pudique, le respect du travail et le sens du devoir. Le jeudi 24 avril, à la veille de sa dernière journée chez Moulinex - il a retrouvé un emploi dans la région, dans le groupe Legrand - Joël Godemer, 37 ans, dont vingt et un de maison, visage grave, blouse marron de chef d'équipe, expliquait Je finis demain à 13 heures. Plus exactement, quand j'aurai achevé ce que j'ai à faire.» Belle conscience professionnelle. A l'usine, la qualité de la production est d'ailleurs restée la même et l'absentéisme n'a pas bougé d'un pouce. Ça n'empêche pas les gens de gamberger. Comment en serait-il autrement? Moulinex et Mamers, c'est comme Michelin et Clermont-Ferrand une communauté de destins. La capitale du Saosnois a longtemps été d'abord celle des moulins à café. Supprimer l'usine d'électroménager, c'est effacer plus de trente ans d'histoire de la ville et faire disparaître, d'un coup d'un seul, la moitié des emplois du privé. Voilà peu, au pays, on faisait carrière dans l'administration ou chez Moulinex. Du travail garanti. Il y a dix ans, explique un banquier, lorsque je proposais une assurance perte d'emploi, les clients me répondaient, l'air étonné ?Je travaille chez Moulinex.?» Aussi, le 26 juin 1996, une semaine après la prononciation de la sentence, la population - orpheline - s'est unie pour déclarer la journée ville morte» 5 000 manifestants étaient rassemblés place de la République - celle de la mairie! Les ouvriers et leur famille, bien sûr, les élus, mais aussi les infirmières du centre hospitalier, les employés de La Poste et d'EDF, le personnel du Super U et d'Intermarché. Les commerçants avaient baissé leur rideau. Quand la sirène a retenti, les employés - arborant chacun, dans le dos, un numéro de 1 à 411 en grosses lettres noires - se sont couchés sur la place. Les enfants des écoles ont lâché des ballons. Pas un cri, pas un slogan. Juste quelques banderoles Mamers vivra». La discipline des Moulinex On avait l'impression d'assister à une sépulture. Ce fut un moment très fort et digne», se souvient le maire divers gauche, Michel Corbin, un costaud, élu en 1995. Dès l'été, l'ensemble des responsables politiques, quelle que soit leur étiquette, se sont mobilisés. Objectif réindustrialiser. La tâche des élus a été servie par la discipline des Moulinex. Si ce n'est quelques débrayages, le barrage de la nationale 138 vers Le Mans, peu d'actions violentes ont été menées. Selon le mot de Didier Mesnil, délégué FO, le syndicat majoritaire à Mamers, nous avons prouvé que nous sommes des responsables, pas des gueulards». Rien à voir avec ceux du pays d'Argentan - l'autre site sacrifié de Moulinex - un important noeud ferroviaire à la forte culture ouvrière. Cette relative passivité des Mamertins a rassuré les patrons susceptibles de venir s'installer dans la région. La direction de Moulinex les a encouragés en mettant sur la table les aides financières nécessaires. Un plasturgiste Plastivaloire, un cartonnier Rey Emballage, un sous-traitant informatique Pulse Line, une petite entreprise locale MIP ont d'ores et déjà répondu présent. A eux quatre, ils devraient offrir de 265 à 315 nouveaux jobs d'ici à un an. Inespéré. Résultat au premier étage de l'usine, à l'antenne emploi, le chef de projet, Patrice Ivon, peut être a priori satisfait Entre les reclassements internes, les départs volontaires, les retraites anticipées et les emplois offerts dans le cadre de la ?réindus?, le compte est bon.» Avant de préciser Sur le papier, du moins.» Car il est encore trop tôt pour dire si Plastivaloire et les autres industriels embaucheront tous les Moulinex qui leur ont fait parvenir leur CV. L'objectif est bel et bien de faire monter tout le monde dans le train, commente un responsable, mais rien ne dit que certains ne resteront pas sur le quai.» Jean-Marie et Francine Cenée sont inquiets. Ils forment l'un des 40 couples de Moulinex. La fermeture de l'usine les frappe pour ainsi dire deux fois. Lui y est entré en 1970, à 18 ans, un CAP de mécanique générale en poche. Trois ans plus tard, il présentait sa femme à son chef. Elle avait 16 ans et le certif. Aujourd'hui, il est ajusteur mouliste; elle est opératrice au montage des hachoirs. Tous deux ont déposé leur candidature pour entrer chez Plastivaloire. Seule certitude ils quittent Moulinex. La société a bien proposé à Francine de suivre sa ligne» à Villaines-la-Juhel, à une soixantaine de kilomètres de là. Elle a refusé Lorsque je commence à 6 heures, je me lève déjà à 4 h 30. Et puis, nous n'avons qu'une voiture.» Comme beaucoup de Moulinex, le couple a fait construire», en 1983, une jolie maison à Saint-Calez-en-Saosnois 133 habitants, la banlieue» de Mamers. Il leur reste cinq ans et demi de traites à payer Plus nous approchons de la date fatidique, plus c'est difficile à vivre.» A eux deux, ils gagnent environ 15 000 F net. Par 13. Rien de trop avec deux garçons de 19 et de 16 ans. Demain, ils vont perdre leur ancienneté 1 900 F. Alors, d'ores et déjà, il a fallu s'adapter. La nourriture? On va au moins cher.» Les vacances? Une semaine, l'été dernier, chez une demi-soeur. Cette année, on ne sait pas encore.» Les loisirs? On n'a pas voulu supprimer l'argent de poche des garçons. C'est déjà suffisamment difficile pour eux.» La firme qui libère la femme» Depuis le mois de janvier, Jean-Marie Cenée est sous antidépresseurs. Comme les autres salariés - des femmes à 80% - il appréhende la rupture prochaine. Les Moulinex ont, pour la plupart, connu un seul employeur. Demain, il va falloir quitter ses collègues, un lieu et des conditions de travail. Bref, changer d'univers. Leur attachement à la firme qui libère la femme» le célèbre slogan résonne désormais de manière étrange était réel. En 1990, la majorité d'entre eux ont même souscrit des actions de la société. Confiance encore le jour de la manif du 26 juin, les ouvrières ont toutes laissé leur sac à main à l'usine. Aujourd'hui, l'amertume n'est que plus grande. Y compris chez ceux qui ont préféré, quand ils en avaient la possibilité, être reclassés dans le groupe. D'autres questions les taraudent Avons-nous fait le bon choix? N'y aura-t-il pas encore des problèmes à l'avenir?» Rares sont ceux, comme Jacqueline Aubert - trente et un ans de boutique! - qui s'apprêtent à tourner la page sans états d'âme. Jacqueline va créer son entreprise. De tous les salariés, elle est la seule à prendre ce risque. En juillet, quand l'usine fermera ses portes, elle ouvrira un salon de toilettage pour animaux. Je vais être ma patronne», dit-elle, tout sourire, avant de recoiffer Evariste, son caniche, et de poser pour la photo... En ville, depuis que Moulinex a fait connaître sa décision, chacun se dit que cela pourrait aussi lui arriver. A la mairie, on a surtout vite fait les comptes avec Moulinex, c'est 40% de la taxe professionnelle qui s'envole. Une perte sèche de 3,2 millions de francs que l'Etat doit, pour partie, compenser. Mais cela, nous ne le saurons pas avant mars 1998», précise Michel Corbin. Pour combler ce déficit, l'un de ses adjoints avait calculé qu'il faudrait augmenter la taxe d'habitation de 28%! Une fois encore, tout dépendra de la réindustrialisation en cours. En attendant, la rigueur est de mise. L'équipe municipale vient de renégocier avec la caisse d'épargne une partie de la dette de l'hôpital et de reporter les investissements nécessaires pour rouvrir la vieille piscine en plein air. Nous allons avancer très très prudemment», prévient le maire. Il y a deux mois, la foire commerciale - les Trois Jours de Mamers - a été une réussite», note, farouchement optimiste, dans son salon de coiffure, Jean-Marie Magnier. Mais le président de l'Union des commerçants convient tout de même que les gens manquent d'enthousiasme» et constate une certaine anxiété». Jean-Claude Le Guillou, patron d'Intermarché, observe, imperturbable, que le panier moyen» est toujours de 240 F. Il est néanmoins préoccupé par l'implantation récente - signe des temps? - d'un supermarché Lidl, un discounter». Plus soucieux, un banquier enregistre parmi sa clientèle une baisse de l'ordre de 20% des chiffres d'affaires et une diminution des demandes de crédit, malgré la baisse des taux». A la caisse d'épargne, où sont domiciliés les comptes des trois quarts des salariés de Moulinex par le passé, un employé de la caisse allait faire la paie chez eux, le directeur, Jean-Jack Ternant, relève une progression de l'épargne de précaution, comme toujours lorsqu'un plan de restructuration est lancé». La peur du lendemain, bien sûr... Ici, on appelle ça l' après-Moulinex». Et les uns et les autres d'évoquer, pêle-mêle, le jour où il faudra peut-être faire face à des impayés, accorder quelques facilités de caisse, rééchelonner des emprunts ou bien... fermer une classe. C'est ce que redoute Jean-François Guérin, directeur de l'école primaire de la rue Paul-Fort, dont 20% des élèves ont un parent chez Moulinex. J'ai 138 gamins aujourd'hui. Il suffirait de tomber au-dessous de 125...» Autre interrogation pour la rentrée le financement de la classe de découverte et celui des animateurs culturels et sportifs, en partie pris en charge par la commune... Pour le 11 juillet, jour de la fermeture, le directeur de l'usine, Michel Sciare - 56 ans, joli collier de barbe poivre et sel - n'a surtout pas prévu la moindre cérémonie. Ce soir-là, lui-même partira à la retraite. Après trente-deux ans de Moulinex. >Repères 1932 Jean Mantelet, le fondateur, lance le premier moulin à légumes dans un atelier à Bagnolet. 1954 Dépôt de la marque Moulinex. 1962 Lancement du slogan Moulinex libère la femme». 1988 Rachat du britannique Swan Housewares qui sera suivi, en 1991, de l'acquisition de l'allemand Krups. 1990 Départ de Jean Mantelet. 1992 Premières pertes. 1996 19 février Pierre Blayau prend la présidence du directoire. 18 juin annonce du plan de restructuration suppression de 2 600 emplois, dont 2 100 en France; fermeture des sites d'Argentan, dans l'Orne, et de Mamers, dans la Sarthe. 18 octobre présentation du plan de reconquête de la performance». 1997 27 janvier les syndicats de Moulinex à l'exception de la CGT signent un accord social. 11 juillet fermeture des usines d'Argentan et de Mamers. 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